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Yasmine Chami : “La littérature est le territoire de la complexité”

Après ‘Médée chérie’, la romancière Yasmine Chami revient avec ‘Dans sa chair’, toujours aux éditions Actes Sud. Elle signe ainsi le deuxième volet d’un diptyque qui, en usant d’un puissant registre mythologique, nous plonge dans les profondeurs de la condition humaine. Entretien.

Dans Médée chérie (2019, Actes Sud), Yasmine Chami racontait l’histoire d’une femme abandonnée par son mari, Ismail, après trente ans de mariage, dressant ainsi une magnifique ode à la résilience, ainsi qu’à la renaissance.

Avec Dans sa chair, (disponible sur Qitab.ma en cliquant ici) tout juste paru aux éditions Actes Sud, la romancière donne à présent la parole à Ismail dans un récit d’une profondeur submergeante. Dans ce diptyque, les deux romans font office de recto verso, et explorent, de manière complémentaire, la complexité de lacondition humaine. Car nous portons tous en nous le poids d’une histoire, nous dit Yasmine Chami, de même que nous sommes tous impuissants une fois envahis par nos désirs.

C’est ainsi que la temporalité et la géographie précises dans lesquelles évoluent les personnages de Dans sa chair ne sont que le corollaire d’une humanité en mutation, mais qui s’inscrit dans des schémas universels qui se perpétuent depuis la nuit des temps.

Ce roman est le deuxième volet d’un diptyque. Le point d’ancrage est le même, mais on est à présent de l’autre côté du miroir… L’idée était-elle de jouer à confronter les points de vue féminin et masculin sur un même événement ?

L’écriture de Dans sa chair a été beaucoup plus difficile pour moi que celle de Médée chérie, car il fallait prendre le parti d’un homme, et rendre compte de l’abandon sans pour autant juger ce personnage. Entrer dans l’intériorité de l’abandon, non pas du point de vue de celle qui a été abandonnée, mais de celui qui abandonne. Ça a été un pari à deux égards: suspendre le jugement, et rendre compte du masculin.

Quand on finit Médée chérie, on peut avoir en tête une image complètement fracturée d’Ismail, et l’idée de Dans sa chair était de redonner à ce personnage sa plénitude, car il en a une, de même qu’il a eu une trajectoire qui l’a mené là où il est. On a l’habitude que des hommes choisissent des personnages féminins en littérature, mais on voit moins de femmes écrire des personnages masculins.

Peut-être parce que les femmes ne sont considérées comme des écrivaines à part entière que depuis un siècle, et qu’elles ont d’abord voulu explorer la féminité en littérature.

La littérature suffit-elle à dépasser la frontière qui sépare le masculin du féminin dans la vie sociale telle que nous la connaissons ?

En tout cas, la littérature est certainement un espace ouvert à la compréhension approfondie de certains enjeux, qui dépassent largement le cadre de la confrontation des rapports de genre.

Pour moi, la littérature renvoie à la condition humaine, qui, elle, est universellement partagée, que l’on soit homme ou femme. Il y a des moments de nos vies où nous affrontons nos démons, et où nous sommes tous en proie à des tentations d’abandon, de trahison ou de désir de vivre éperdus. Je pense que la littérature est le territoire de l’humain en nous, et donc, le territoire de ce qui est infiniment fragile en nous.

“Dans sa chair” est un récit qui navigue constamment entre le passé et le présent d’Ismail. Était-ce une manière de rappeler que nos actes sont souvent le résultat d’une trajectoire?

La thématique principale dans mon écriture est le temps. Ce roman raconte l’inscription de l’histoire d’un homme dans le temps politique de son pays, et la manière avec laquelle l’histoire pénètre les individus. La réflexion se situe au niveau de ce qui fait ce que nous sommes.

Wajdi Mouawad (dramaturge libanais, ndlr) dit que “l’enfance est un couteau planté dans la gorge”. C’est le cas de mon personnage, Ismail: la disparition de son père en est un, elle est fondatrice de toute sa trajectoire. Il devient le jeune homme qui surprotège sa mère, et qui accomplit les rêves de ses parents, comme si son corps devenait le territoire de leur couple impossible.

Toute sa vie, il a été pris dans les rets du patriarcat, puisqu’il a toujours répondu à tous les désirs des femmes qu’il a aimées, ainsi qu’à toutes les projections qu’elles ont eues sur lui. Il a rempli tous les rôles. Il se retrouve à soixante ans pris dans quelque chose qui le dépasse, à savoir la rencontre avec lui-même, car Meriem, son amante, n’est finalement que son double féminin, en plus jeune.

Tout d’un coup, il a ce choc de se rencontrer lui-même et de s’autoriser à aller vers lui-même. Il a été un fils honorable, un époux honorable pendant longtemps. Et puis, tout d’un coup, le désir surgit, et l’urgence d’être soi, de coïncider un instant avec quelque chose qui le fait vibrer, et auquel il n’arrive pas à renoncer. C’est très humain.

Pour ces deux romans, vous partez d’un fait assez banal, devenu quotidien: un homme qui quitte sa femme pour une autre. “Dans sa chair” se caractérise par un enchaînement d’actions très simples, racontées à travers une écriture qui, elle, est très complexe…

Tout à fait, c’était voulu. D’autant que nous vivons dans un monde où tout est réduit, avec une extrême simplification qui ne peut que manquer ce que nous sommes : les réseaux sociaux, la communication rapide, le jugement immédiat…

Nous vivons dans un monde où le temps est accéléré et les normes rigidifiées. Face à ça, la littérature a d’autant plus comme enjeu majeur de rappeler la complexité sur laquelle sont fondés nos vies et nos comportements.

La tentation de la simplification installe le manque de l’humain. On manque ce que nous sommes. Par conséquent, pour moi, la littérature est le territoire de la complexité. D’autre part, c’est un texte qui avance au scalpel, l’écriture est mimétique du personnage, de l’activité chirurgicale d’Ismail, mais aussi de ce qu’il éprouve dans sa chair d’homme. Tout comme dans Médée chérie, l’écriture était sculptée, à l’image de l’activité de sculpture du personnage.

Le Maroc décrit dans ce roman apparaît comme une toile de fond et finit par s’effacer derrière l’universalité de la trajectoire des personnages…

Ce Maroc a défini Ismail, et les blessures infligées au père d’Ismail par ce Maroc ont défini son fils. Mais le but n’a pas du tout été d’écrire un roman social. L’intention claire de l’écriture était l’exploration de l’intimité de cet homme, sa vie intérieure, et le chemin qui le conduit à abandonner sa femme. Et ça, c’est très universel.

Ce n’est pas le Maroc en soi, mais le Maroc tel qu’il a marqué Ismail. Il n’y a pas de désir d’objectivité par rapport au Maroc dans ce roman, mais un désir par rapport à ce que cette terre a produit pour cet homme.

Comment expliquer l’immense place qu’occupe la dimension mythologique dans vos romans ?

Il y a effectivement beaucoup d’ancrages mythologiques dans mes romans. Ce n’est pas par hasard que mon personnage s’appelle Ismail : c’est le fils d’Abraham (dans le roman, le père s’appelle Brahim, ndlr), son sacrifice est en fait son enlèvement lié à ses convictions…

Dans le roman, le fils d’Ismail s’appelle Adam, qui lui est le premier homme, celui qui va échapper au sacrifice. Derrière le choix des prénoms, il y a toute une onomastique qui rend compte de notre rapport au mythe fondateur, que ce soit les mythes religieux ou grecs…

Finalement, nous venons des mythologies que nous transportons en nous, qui nous construisent et nous irriguent, par-delà l’histoire immédiate dans laquelle nous sommes plongés. La littérature est aussi pour moi l’espace où se fait la jonction entre ces deux temporalités.

Dans sa chair est aussi une réflexion sur un ensemble de mutations générationnelles, sur la filiation et la transmission, qui sont par ailleurs des notions sur lesquelles vous avez travaillé dans vos recherches anthropologiques…

Effectivement, j’ai beaucoup travaillé sur la transmission au sein des filiations féminines de l’immigration. J’ai eu la chance de collaborer avec Abdelmalek Sayad, qui est à l’origine des textes fondateurs sur l’immigration maghrébine en France, en particulier un très bel article qui s’appelle Les enfants illégitimes.

Toute la question qui est posée ici est celle de la légitimité  : Ismail, par le choix dévastateur d’abandonner Médée, se retrouve face à sa propre illégitimité vis-à-vis de ses enfants. A partir de là, comment rester un père légitime quand, par un acte sacrificiel, on s’est rendu illégitime aux yeux de sa lignée?

Plus largement, qu’est-ce que l’inscription dans une lignée nous impose comme sacrifices personnels ? Qu’est-ce qui se passe quand le désir est plus fort et submerge la construction de la lignée ?

Propos recueillis par Soundouss Chraibi

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